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Changer la nature de l’Europe « Une Europe souveraine ? » par Christian Casper

 

 

Abstract

 

A ce stade, l’Union européenne reste un groupement volontaire d’Etats « européens ».

Dans de récentes interventions, le Président de la République a appelé de ses vœux la formation « d’une souveraineté européenne », sans plus de précisions. Penserait-t-il que souveraineté européenne et souveraineté de la France se confondent ou concevrait-il l’Union européenne comme « une France dilatée » * (Pierre Nora) ?

L’Union européenne a la taille pour constituer un pôle pouvant peser dans le traitement et le règlement des affaires du monde, mais elle souffre d’un déficit d’efficacité du fait qu’elle n’est souveraine que lorsque tous les Etats membres se mettent d’accord.

Faut-il souhaiter que des circonstances exceptionnelles, comme des menaces existentielles imminentes pouvant rendre intolérables des préjudices potentiels, conduisent à une prise de conscience de l’existence d’un « peuple européen » qui changerait la nature de l’Europe ?

 

 

 L’Union européenne peut-elle devenir un Etat fédéral ? Oui, mais il faudrait qu’elle devienne préalablement un Etat, un Etat souverain. La souveraineté se définit, en droit, comme la détention de l’autorité suprême. Un fédéralisme sans Etat reviendrait à donner une légitimité non démocratique à des organes administratifs qui disposeraient de l’autorité suprême.

Le fédéralisme n’est qu’un mode d’organisation et de fonctionnement d’un Etat. Les Etats-Unis, l’Allemagne, la Suisse sont, par exemple, des Etats fédéraux. Le dilemme de l’Union européenne est que, tant qu’elle ne sera pas un Etat doté des attributs d’une souveraineté de plein exercice, son intégration, et donc son unité, butera sur un obstacle de taille : celui du transfert des compétences suprêmes, c’est-à-dire régaliennes, à l’Union européenne.

En matière de politique étrangère et de défense, l’Union européenne en est encore au stade des balbutiements. Sigmar Gabriel, vice-chancelier d’Allemagne de 2013-2018 a observé que : « nous sommes entrés dans un monde de carnivores géopolitiques, et l’Europe est un herbivore ». Auréolée du prix Nobel de la paix en 2012, l’Union européenne aspire à un rôle de premier plan sur le terrain de la médiation et de la résolution des conflits, de la démocratisation et des droits de l’homme. Elle a un peu honte de parler de puissance, ce qui la met mal à l’aise quand, agressée, la riposte serait d’agresser. Elle est à la peine pour trouver une réponse respectueuse des droits de l’homme à un phénomène migratoire qui pourrait durer voire s’amplifier.

A ce stade, l’Union européenne reste un groupement volontaire d’Etats « européens » qui, après le retrait du Royaume-Uni, seront au nombre de Vingt-sept.   Ce retrait est, parmi d’autres, un signal ; le nationalisme et le populisme sont de retour. « Ils ne sont que les dérivés honteux de termes nobles : la nation et le peuple » (Guy Hermet). Il est cependant vain de critiquer un pays qui, malgré les épreuves, a toujours su tenir son rang et ce n’est pas sans raison qu’Emmanuel Macron a dit le 31 décembre : « La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne est une épreuve. J’œuvrerai pour maintenir entre nos deux pays une relation solide ».

En outre, est-il opportun de critiquer des pays qui viennent, après des années d’asservissement, de ne retrouver que récemment leur souveraineté. Le temps devrait permettre d’éliminer des postures destinées à des populations qui ont hérité d’une longue histoire.

Dans de récentes interventions, le Président de la République a souhaité la formation « d’une souveraineté européenne », sans plus de précisions. Penserait-t-il que souveraineté européenne et souveraineté de la France se confondent ou concevrait-il l’Union européenne comme « une France dilatée » * (Pierre Nora) ? 

Jacques Delors a fait preuve d’une audace ambiguë en inventant le concept de « fédération d’Etats-nations » pour définir l’Union européenne. Ce faisant, il a évité d’aborder la question de la souveraineté européenne.

Il est évident que deux souverainetés ne peuvent pas coexister dans un même Etat. En revanche, la souveraineté peut se déléguer, tant que celui qui délègue garde la main.

L’Union européenne fonctionne, pour l’essentiel, par délégation en vertu de traités négociés, conclus et ratifiés par chaque Etat-membre selon ses propres procédures (parlementaires ou référendaires).

Le tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe a jugé que les Etats membres disposent seuls, en droit allemand, de « la compétence de la compétence » (de la souveraineté en droit français) dans l’Union européenne.

Elle est encore un espace où la démocratie est de deuxième rang. Des trois principales institutions, Conseil, Commission, Parlement européen, seul ce dernier est élu au suffrage universel. Les élections au Parlement européen, qualifiées d’élections d’européennes, sont des élections nationales : les circonscriptions électorales sont nationales et des listes transnationales ne sont pas proposées aux électeurs.

On objectera, à juste titre, que les prémices d’un Etat souverain existent : la politique monétaire a été transférée à la Banque centrale européenne (transfert rendu possible à la suite d’un événement exceptionnel : l’unification allemande) ; le vote à la majorité qualifiée a été progressivement étendu ; les politiques de la concurrence et commerciale sont des compétence exclusives ; la Cour de Justice de l’Union européenne est une juridiction de type fédéral puisque le droit communautaire est supérieur aux droits des États membres (sa compétence est toutefois limitée : elle ne s’exerce que dans le domaine communautaire). 

Presque toutes les compétences les plus sensibles sont toujours soumises à la règle de l’unanimité. Elle est la règle générale en matière de politique étrangère et de défense et en matière d’harmonisation fiscale et sociale. Sont également soumises à la règle de l’unanimité : l’adoption du cadre financier pluriannuel de l’Union ; l’adhésion de nouveaux Etats membres ; la révision des traités.

On est donc encore loin d’être en présence d’un Etat et encore moins d’un Etat-nation. Si l’historien Pierre Nora a pu écrire : « En France, l’Etat a précédé la nation* », elle est un cas particulier. La nation reste le creuset de l’identité des peuples et du débat démocratique. Comme le constate David Djaiz dans son livre « Slow démocratie** », la constitution d’une nation est beaucoup plus lente que celle d’un Etat, d’un Etat-nation.

Dans un monde du XXIe siècle globalisé, l’Etat-nation souffre cependant, pour la quasi-totalité des pays du monde, d’un déficit de taille (PIB, population etc.), et donc d’efficacité, pour traiter et régler les défis mondiaux de notre époque, ce qui signifie que, dans les faits, certains Etats sont plus égaux que d’autres Etats.

Le multilatéralisme aurait pu être une solution pour gommer le déficit de souveraineté de la plupart des Etats, dont ceux des Etats membres de l’Union, qui sont inégaux entre eux. Le multilatéralisme traverse une grave crise d’efficacité car il se heurte à la pseudo-égalité des Etats. Après la SDN, l’ONU, verrouillée par son Conseil de Sécurité dont les membres ont le privilège de disposer d’un droit de veto, l’OMC etc. sont à la peine. Le multilatéralisme survit par la conclusion d’accords internationaux qui, faute de ratifications nationales, ne sont pas contraignants (l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien est un accord politique : il n’a été ni signé, ni ratifié, mais il a été approuvé par une résolution du Conseil de sécurité ; l’accord de Paris de la même année sur le changement climatique souffre de l’absence d’un mécanisme coercitif et de sanctions).

L’Union européenne a la taille pour constituer un pôle pouvant peser dans le traitement et le règlement des affaires du monde, mais elle souffre d’un déficit d’efficacité du fait qu’elle n’est souveraine que lorsque tous les Etats membres se mettent d’accord. Quant à la méthode dite des « petits pas », elle n’est pas de nature à permettre, par temps calme, des transferts de compétences régaliennes.

 

Faut-il souhaiter que des circonstances exceptionnelles, comme des menaces existentielles imminentes pouvant rendre intolérables des préjudices potentiels, conduisent à une prise de conscience de l’existence d’un « peuple européen » qui changerait la nature de l’Europe ? Probablement.

Christian Casper
Janvier 2020

 

* « Recherches de la France » : Gallimard

** Allary Editions 

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