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L’Union européenne : une finalité sans fin ? Elle avance sans cesse et il lui reste sans cesse la moitié du chemin à accomplir. Christian Casper – août/septembre 2019

On définit l’Union européenne (l’Union) comme étant une « association volontaire d’États liés par des traités ». 

Depuis ses débuts, en 1950, la construction européenne s’est développée selon un modèle fondamentalement original, celui du « fédéralisme à l’envers », et en s’appuyant sur une méthode : la méthode communautaire qui associe étroitement la Commission, dotée d’un pouvoir d’initiative, le Conseil des ministres et, plus tardivement, le Parlement européen, ces trois institutions formant le fameux « triangle institutionnel ».

Si ce modèle (« le fédéralisme à l’envers ») a permis à l’Union de disposer et de réglementer le fonctionnement d’un marché intérieur tout en acquérant des compétences dans de nombreux domaines, l’Union se heurte depuis des années au plafond de verre que constituent les domaines régaliens. à l’exception notable de la monnaie, qui est désormais une compétence de l’Union, les autres domaines régaliens (politique étrangère, défense, sécurité, fiscalité) sont globalement restés de la compétence des Etats membres. Encore faut-il préciser que le transfert de la compétence monétaire à l’Union est le fruit de l’unification allemande et de la détermination de François Mitterrand et de Jacques Delors pour défaire le DM et arrimer l’Allemagne à l’Union.

Ce modèle et cette méthode s’inspirent d’une approche « bottom up ». Ils ont permis de surmonter la tension permanente entre les partisans d’une Europe à visée fédérale et ceux d’une Europe des États. Ils sont restés la matrice de la construction européenne jusqu’au traité de Lisbonne (2009). Une approche « top down » aurait caractérisé « un fédéralisme à l’endroit ». Cette option n’a pas été retenue. Elle aurait été prématurée pour les Etats et les « peuples » au début de la construction européenne.

L’Union est donc moins unie qu’une fédération. Elle est encore une confédération d’un type nouveau.

I- Vers la fin de l’« Europe d’un type particulier » ?

On doit se demander si on n’est pas parvenu à la fin de la vie utile de cette « Europe d’un type particulier ». L’ambiguïté sur la finalité de l’Union reste-t-elle toujours féconde, ou ne conviendrait-il pas désormais d’en sortir ?

Certes, le traité de Lisbonne (2009) a voulu réduire cette ambiguïté en réformant une organisation complexe, désormais étendue à 28 pays, et beaucoup avaient pensé que l’extension du champ communautaire et des votes à la majorité devait aller dans le sens d’une « union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Mais, outre le maintien du vote à l’unanimité dans les domaines politiquement les plus sensibles, on constate que son organisation institutionnelle est de plus en plus compliquée.

L’Union n’a pas un Président, mais des Présidents qui coexistent. Elle a, sans compter le Président de la BCE, quatre Présidents : les Présidents du Conseil européen, poste créé par le traité de Lisbonne ; de la Commission ; du Parlement et du Conseil des ministres de l’Union. Ce dernier change tous les six mois et continue imperturbablement à jouer son rôle alors que chaque Etat-membre, du fait des élargissements successifs, ne l’exerce désormais plus que tous les quatorze ans ! A cette situation s’ajoute l’exigence d’un équilibre dans les institutions européennes entre des Etats « égaux » en droit, ce qui a pour conséquence que Etats les moins peuplés y sont fortement surreprésentés.

Où est le pouvoir dans cette Union trop lointaine, si complexe et faiblement incarnée ?

II- Où est le pouvoir dans l’Union ?

1- « Le binôme franco-allemand », après une certaine éclipse durant les années 2000, a repris, à la faveur de la crise des années 2010, son rôle moteur. Il l’assume toujours, mais de façon intermittente. C’est l’Allemagne qui assume actuellement le leadership dans l’Union. La puissance de son économie, la rigoureuse gestion de ses finances publiques et sa position centrale dans l’Union sont des facteurs déterminants. Si l’Allemagne a accepté le principe d’un soutien à la Grèce en dépit de la calamiteuse gestion de ses finances publiques pour éviter que l’euro ne sombre, elle a refusé toutes les solutions de fond face à la crise de l’euro, que ce soit les eurobonds, la transformation du mécanisme européen de stabilité en une banque adossée à la BCE, ou l’autorisation pour cette dernière de racheter des dettes souveraines.

Depuis la crise de l’euro, la Grèce garde une certaine acrimonie à l’égard de l’Allemagne.

2- On aurait pu penser que la supra-nationalité était la réponse pour assurer à la fois l’unité d’un ensemble qui pouvait se dissoudre dans le nombre et lui insuffler une nouvelle dynamique.

Cette réponse n’a pas été retenue.

a) C’est l’institutionnalisation par le traité de Lisbonne (2009) du Conseil européen, composé des chefs d’Etat et de gouvernement, dont le statut était informel depuis sa création en 1974, qui est la marque de loin la plus significative du retour en force des Etats-membres. Désormais doté d’un Président permanent, qui est en concurrence avec le Président de la Commission, il se réunit sur convocation de son Président quatre fois par an et également pour des réunions extraordinaires (on ne compte plus les réunions extraordinaires convoquées pour gérer le Brexit !). Il est un véritable centre de décision politique. Il donne des impulsions à l’Union et décide de ces grandes orientations.

A l’organisation institutionnelle d’origine qui, après qu’il a été décidé que le Parlement serait désormais élu au suffrage universel (la première élection a eu lieu en 1979), a mis sur un pied de relative égalité la Commission, le Conseil des ministres et le Parlement est venu s’ajouter une quatrième institution, le Conseil européen, qui est en surplomb des trois institutions d’origine. Le « triangle institutionnel » est devenu un « quadrilatère institutionnel ».

Enfin, les deux traités conclus en 2012, le TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) et le MES (traité instituant le mécanisme européen de stabilité), qui est une sorte de FMI, créé pour juguler la crise financière, sont d’essence intergouvernementale.

b) Il est difficile de considérer que le Parlement européen, bien qu’élu au suffrage universel, soit le dépositaire d’une « souveraineté européenne ». En effet, la légitimité des députés européens n’est pas contestable, mais elle est faible car leur élection répond non seulement à des enjeux en partie nationaux mais aussi au rang qu’ils occupent sur des listes établies par des partis nationaux dans leur pays respectif.

« Une souveraineté européenne » commencera à avoir du sens quand le Parlement européen sera composé d’eurodéputés issus de listes transnationales. Nous verrons en 2024.

c) On est avec le Conseil européen et le Parlement européen en présence de deux légitimités : une légitimité étatique, celle des chefs d’Etat et de gouvernement élus dans leur pays respectif et une légitimité démocratique, celles des « peuples européens » représentés au Parlement européen. Cette dualité de légitimité est source de frictions entre les deux institutions, chacune voulant s’imposer à l’autre. C’est ainsi que, pour nommer le Président de la Commission, la procédure du « Spitzenkandidaten», voulue par le Parlement et acceptée par le Conseil européen en 2014, a été écartée par ce dernier en 2019.

A ce stade, la démocratie européenne est encore une démocratie de faible intensité.

d) Quant à la Commission européenne, si elle reste le centre névralgique de l’Union, elle souffre de l’existence et du poids politique du Conseil européen et des attributions renforcées qui ont été progressivement accordés au Parlement européen, notamment par le traité de Maastricht qui lui a donné un pouvoir de co-décision avec le Conseil des ministres en matière législative.

e) Depuis 2005-2007, l’opinion publique européenne est inquiète et s’interroge. Le rejet du projet de traité constitutionnel par la France et les Pays-Bas, la décision de l’Union d’ouvrir et de débuter des négociations d’adhésion avec la Turquie et l’adhésion massive de douze nouveaux Etats-membres à l’Union ont jeté un trouble sur la finalité du projet européen. La crise de l’euro puis la question migratoire ont amplifié ce trouble qui se manifestent dans les urnes.

 

III- Une Union où la diversité tend à prendre le dessus sur l’unité ou de l’impérieuse nécessité de disposer d’un leadership

« Unie dans la diversité », telle est la devise de l’Union. Est-ce un oxymore ? L’Union doit en effet, gérer les 28 (bientôt peut-être 27) Etats membres, les 19 Etats membres de la zone euro et des pays ayant préféré bénéficier de clauses « d’opting out ». A cette diversité de statuts s’ajoute l’essor depuis une dizaine d’années de mouvements populistes/nationalistes dans plusieurs Etats membres, l’influence d’organisations régionales interétatiques (groupe de Višegrad, Euromed ou Med 7, Ligue hanséatique) et les tendances séparatistes de quelques régions (Flandre, Catalogne). Cela dit, peut-on reprocher aux pays baltes, à la Finlande, à la Suède, au Danemark etc. de porter une plus grande attention à la Mer Baltique qu’à la Méditerranée et à l’Afrique ?

L’Union a besoin de se recentrer par exemple sur une zone euro qui, avec 19 Etats-membres, n’est déjà plus très homogène. Elle n’a cependant pas renoncé à continuer à s’élargir en intégrant de nouveaux Etats comme ceux des Balkans occidentaux qui sont en situation d’attente.

L’impérieuse nécessité de disposer d’un leadership est le problème de l’Europe. Or, seuls les Etats les plus peuplés, économiquement les plus lourds et disposant de la panoplie qui fait la puissance peuvent assumer cette responsabilité.

De 1815 (on peut remonter jusqu’à la paix de Westphalie de 1648) jusqu’au naufrage de l’Europe en 1914, le concert européen a réglé les problèmes de l’Europe.

 

IV- Existe t-il un peuple ou des peuples européens ?

1- Le traité sur l’Union stipule dans son article 1er : « Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe ». Il ne précise pas quelle est sa finalité ultime. Il s’agit donc d’une finalité sans fin.

On est loin, très loin, du texte de l’article 1er de la Constitution des Etats-Unis qui stipule : « Nous, le peuple des Etats-Unis, ordonnons et établissons cette Constitution pour les Etats-Unis d’Amérique ».

La Constitution américaine est, comme tout texte constitutionnel, la règle la plus élevée de l’ordre juridique de ce pays tandis que le traité sur l’Union est un traité international négocié et conclu par des Etats souverains qui détiennent « la compétence de la compétence ».

2- Dans son arrêt du 20 juin 2009 sur le traité de Lisbonne, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a constaté que l’Union est une « union d’états associés,  une union étroite et inscrite dans la durée d’Etats restant souverains, dont le pouvoir étatique qu’elle exerce repose sur une base contractuelle, mais dont les principes d’organisation dépendent de la seule volonté de ses Etats membres et dans laquelle les peuples de ces Etats – c’est-à-dire les citoyens ayant la nationa­lité de ces Etats – restent les sujets de la légitimation démocratique » ajoutant qu’il n’existe pas de « peuple européen » souverain. Elle a toutefois précisé que la loi fondamentale de l’Allemagne « autorise le transfert de pouvoirs de souveraineté à l’Union européenne sous la condition que ces transferts de pouvoirs restent compatibles avec le caractère d’organisation internationale de l’Union ».

Moins abstrait, moins froid, l’historien britannique Eric Hobsbawm (1917-2012) a écrit en 2008 : « L’idée actuelle d’une Union européenne est jeune ; elle est un enfant des deux guerres mondiales et de la guerre froide. Si la réalisation des projets pratiques pour son unification est une œuvre de longue haleine, elle a néanmoins joué un rôle majeur dans le processus de convergence à l’œuvre depuis des décennies et elle a réussi à trouver une place dans le monde en tant que collectivité. C’est une Europe héritière d’un lourd passé et d’une civilisation qui se cherche un avenir dans un monde compliqué qui bouge à une vitesse inconnue jusque là.

L’identification des Européens à leur continent prendra d’autant plus de temps que les limites de celui-ci sont imprécises et, qu’à ce stade, leur identification première reste nationale ».

Le nombre de langues officielles de l’Union (Umberto Eco a pu écrire avec son humour parfois grinçant : « La langue de l’Europe, c’est la traduction ») tandis que la langue anglaise tend à devenir la seule langue de travail de l’Union ne sont pas de nature faciliter l’identification européenne des « peuples ».

 

Conclusion

Il est loin le temps de la Communauté économique européenne (CEE). Le marché intérieur a été créé et fonctionne correctement. Le modèle (« le fédéralisme à l’envers ») et la méthode communautaire ont été efficaces.

A la vocation économique d’origine de la CEE est venue se substituer l’ambition de faire de l’Europe une Europe politique, voire une Europe-puissance. Force est de constater que la priorité a été donnée à une Europe-espace à une Europe pourtant très découpée et émiettée en de nombreux Etats-nations depuis les dépeçages de la fin des deux guerres mondiales.

Cette Europe là se heurte à la résistance de plusieurs Etats et donc de « peuples », illustrée par le maintien du vote à l’unanimité, cette résistance ayant même fini par conduire au retrait du Royaume-Uni. Seul « un fédéralisme à l’endroit » et des Etats membres décidés à faire un saut politique pourraient faire de l’Union un « global player » dans le monde. Actuellement, l’Union est victime du paradoxe de Zénon : elle avance sans cesse, mais il lui reste sans cesse la moitié du chemin à accomplir.

Il n’est pas écrit que l’Europe ne sera jamais un État fédéral. L’histoire nous apprend que le temps long ou qu’un péril imminent est souvent nécessaire pour aboutir à une telle solution. Il faudra du temps pour que les Européens prennent définitivement conscience d’eux-mêmes en tant que « peuple » et nation.

C’est cependant sans passion populaire que l’Europe, telle qu’on la connaît aujourd’hui, s’est construite, nous dit Laurent Gaudé dans une longue poésie, en vers libres, « Nous, L’Europe »*, « et c’est peut-être-là sa faute originelle », ajoute-t-il, s’étonnant d’une telle naissance, sans révolution, sans embrasement, « sans volonté populaire qui renverse tout ».

Christian Casper

 

Note : La contribution donnée par l’historien Georges-Henri Soutou au Bulletin de l’Association des internationalistes en 2012 : « L’Etat de l’Europe, ou l’Europe dans tous ses Etats ?» a été utile.

* Nous, L’Europe : Banquet des peuples (Actes Sud).

 

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