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Le protocole et le pouvoir dans l’UE, Christian Casper 12 avril 2021

« Le protocole est souvent réduit à ses aspects pratiques les plus futiles, ce qui n’empêche pas qu’il soit abondamment commenté dans la presse. Il y a pourtant là bien davantage que de l’anecdotique : le protocole, c’est d’abord une hiérarchie qui classe les acteurs et leur prescrit des comportements ; c’est ensuite une mise en scène qui invite le spectateur à faire allégeance à ces acteurs dans une proportion adéquate à la dignité qui leur est conférée. Le protocole est, en ce sens, la formalisation d’un rapport de force. Il peut ainsi être défini comme l’ordre symbolique donnant à voir l’ordre politique parce qu’il fixe la liste des rangs et des préséances et la hiérarchie des fonctions politiques. Le protocole garantit l’expression de l’ordre politique.
A cet égard, l’UE constitue un cas d’étude particulièrement intéressant car elle semble défier tous les principes constitutifs du protocole. Elle peut être définie comme un système de pouvoir à multiples niveaux qui ne cessent de s’enchevêtrer, où les acteurs composent des configurations mouvantes sans que des hiérarchies claires se dégagent. »

Le texte ci-dessus est un extrait d’un article de François Foret :
« Le Protocole de l’Union européenne ou la mise en forme d’un ordre politique inachevé. »

Un exemple de cet ordre politique inachevé : l’incident protocolaire d’Ankara du 6 avril 2021

Debout, interloquée mais digne, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a fini par s’asseoir sur un sofa à l’écart du président turc et du président du Conseil européen, Charles Michel, en face du ministre turc des affaires étrangères.

La présidente de la Commission, et donc la Commission, a subi un affront. D’après la photo ci-dessus, le président du Conseil européen, Charles Michel, n’a pas l’air de trop s’en émouvoir…

Il est d’usage que l’ambassadeur du pays visité prépare les rencontres de ce niveau avec les services du protocole du ministère des affaires étrangères du pays hôte. Dès lors, est-il possible de contester la déclaration du chef de la diplomatie turque selon laquelle : « Les demandes de l’UE ont été respectées. Cela veut dire que la disposition des sièges a été réalisée à leur demande. Nos services de protocole se sont rencontrés avant la réunion et les demandes de l’UE ont été respectées » ? L’ambassadeur de l’UE aurait-t-il été « piégé » par les diplomates turcs ? Si c’était le cas, il aurait commis une faute lourde.

Notons cependant que sa tâche n’était peut-être pas aisée puisque les ambassadeurs de l’UE sont nommés par le Haut Représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui est actuellement Josep Borrell, lequel a une double casquette puisqu’il est nommé par le Conseil européen, en accord avec la présidence de la Commission. Quant aux ambassadeurs de l’UE, ils doivent aussi recevoir l’approbation du Conseil après avoir été entendu par la Commission des Affaires Extérieures du Parlement européen.

A la Commission, on estime que l’ordre de préséance doit respecter l’égalité de rang des deux dirigeants, en vertu de laquelle ils doivent être placés de la même manière. Mais l’ancien président de la Commission, Jean-Claude Juncker, minimisant l’événement, a toutefois reconnu que le président du Conseil européen avait une préséance protocolaire et qu’il s’y était plié de bonne grâce.

Quoiqu’il en soit, cet incident a révélé au public, qu’au-delà des rivalités de personnes, il existait une rivalité entre le Conseil européen et la Commission.

A l’étranger, et en présence d’un président aussi autoritaire que le président Erdogan avec lequel l’UE entretient des relations difficiles dans plusieurs domaines (respect des droits humains, immigration, intervention dans la zone économique exclusive de la Grèce etc.), cet incident porte préjudice à deux des plus hautes institutions de l’UE (auxquelles on doit ajouter le Parlement européen).

Il est d’autant plus sérieux qu’il s’est produit un mois après la visite controversée de Josep Borrell à Moscou où il a été humilié par ses hôtes russes.

L’ancien ministre et député européen, Alain Lamassoure, a noté dans un éditorial donné à la Fondation Schuman : « Trop de souverains, pas de chef ! L’édification de la cathédrale institutionnelle européenne relève de l’artisanat médiéval plus que de l’ingénierie scientifique du bâtiment : on tâtonne ».

La conférence sur l’avenir de l’UE fera-t-elle des propositions pour mettre de l’ordre dans cet édifice ?

Mémo sur un incident protocolaire

Cette note est intitulée : « Le protocole et le pouvoir », parce que cet incident affecte toute l’architecture du pouvoir de l’UE qui est particulièrement compliquée comme le souligne François Foret dans les propos que j’ai repris. Ce pouvoir est réparti dans quatre principales institutions depuis l’institutionnalisation du Conseil européen par le traité de Lisbonne (2009). En matière de politique extérieure et de défense, cette architecture est particulièrement complexe et je me suis efforcé de le souligner en écrivant que le Haut Représentant avait une double casquette, ce qui est rarement une situation confortable, et que les ambassadeurs qu’ils nomment doivent être entendus par le Parlement européen et être choisis par le Conseil (Affaires étrangères).

Modifier cette architecture implique une modification des traités car, contrairement à ce que Alain Lamassoure et d’autres écrivent, l’équilibre institutionnel est trop fragile (on vient d’en avoir la preuve à Ankara) et le sujet trop sensible.

Modifier les traités est un long et dangereux processus (CIG, ratification par les Vingt-Sept Etats membres selon leur procédure institutionnelle respective : parlementaires ou populaire).

On va donc vite s’empresser d’oublier cet incident après avoir tenté de le minimiser ou d’en faire porter commodément la responsabilité sur le turc, ce que Clément Beaune a fait.

Il reste que repenser la finalité de l’UE et, en conséquence, son architecture institutionnelle sont des sujets auxquels il faudra apporter des solutions, faute de quoi l’avenir du projet européen pourrait être compromis.

Christian Casper
Avril 2021

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